27 avril 2015

3 Nouvelles écrites au cours des ateliers d’écriture de 2014




L’année dernière, la médiathèque avait proposé des séances d’atelier d’écritures animées par Joeffrey CARRE de la compagnie l’Equivoque. A la fin de ces 5 séances de 2 heures les participants devaient écrire une petite nouvelle, avec pour seules consignes, que l’action se situe à Berchères-surVesgre et qu’elle fasse un maximum de 10 pages.

Sur les 7 participantes, 3 les ont terminé . 






LE BOUQUET DU SOUVENIR

Les marguerites, les fleurs préférées de ma grand-mère…

Quand j’ai emménagé dans ma petite maison dont je devenais propriétaire, non sans fierté, à seulement 23 ans, Mémé m’avait offert des graines de marguerites. En ce matin de Mai ensoleillé, je lui confectionnai un bouquet avec les marguerites de mon jardin. Mais cette année, Mémé ne m’embrassera pas quand je lui offrirai.
Elle ne les mettra pas dans le vase qu’elle posait sur le buffet de la salle à manger à côté de ma photo. Cette année, pour la première fois, je vais déposer le bouquet sur sa tombe.
Mémé est décédée l’hiver dernier à 83 ans. Beaucoup vous diront : « oh, mais elle a quand même eu une vie assez longue, elle a bien vécu. » Oui, peut-être, mais la vie sans Mémé n’est plus la même.
D’abord, Mémé ne voulait pas que je l’appelle Mamie, elle me disait que c’était pour les dames aux grands chapeaux. Sûrement pour se différencier des dames de la ville, elle qui était si attachée à ses origines paysannes. Sa disparition a été un grand vide dans ma vie car elle faisait partie de mon quotidien depuis ma naissance.  Quand je n’allais pas encore à l’école, ma grand-mère me gardait. Elle était déjà à la retraite et mes parents partant travailler tôt le matin, je dormais chez elle tous les soirs. C’était très pratique, mes parents habitaient la maison juste en face de chez elle. Ma mère regretta vite cette proximité car vers mes 2 ans, j’ouvrais le portail pour rejoindre Mémé le week-end. Agacée, ma mère fermait le portail à clé mais cédait. Je pleurais, hurlais et ma grand-mère lui disait « mais laisse-la donc venir pauvre gamine ». Je passais donc pratiquement tout mon temps libre chez elle, au grand désespoir de ma mère.
Mémé faisait le meilleur chocolat chaud du monde : je la revoyais prendre une grande casserole, casser une plaque entière de chocolat pâtissier qu’elle faisait fondre avec un peu d’eau, et délayant peu à peu avec du lait. J’étais si gourmande et si impatiente de le boire, que je m’en brûlais la langue. Pour compléter ce goûter, elle disposait sur la table des tartines et des madeleines. Je devais mes kilos superflus de mon enfance à ces délicieux goûters et à son excellente cuisine, je pensais notamment à la poule au riz avec sa crème fraîche, les œufs à la moutarde, et ses inoubliables crêpes et beignets.
Désormais, je n’avais plus personne à qui confier mes vêtements à recoudre, même un simple bouton, je ne savais pas faire. Enfin, ça ne devait pas être bien difficile mais j’aimais tellement aller la voir pour lui amener de la couture. J’avais l’impression d’être encore une enfant qui avait besoin que l’on s’occupe d’elle. J’appréciais discuter avec elle, l’été, sous les arbres, tandis qu’elle maniait le fil et l’aiguille, puis terminer par une partie de bataille ou de dominos.
A 25 ans, j’avais suivi les traces de ma grand-mère : j’étais professeur des écoles, ou institutrice, terme utilisé il y a encore quelques années. C’est elle qui m’avait transmis le goût de la lecture, de la géographie et de l’histoire. Petite, quand je m’ennuyais, je lui demandais de me faire des dictées. Elle prenait alors un livre au hasard dans la bibliothèque et me dictait un extrait. A ma connaissance, peu d’enfants de nos jours, voire même aucun, ne demandaient ce genre de choses à ses parents ou grands-parents !
Pour soulager mon chagrin, je m’étais raccrochée à mon travail et j’avais pu compter sur mes élèves pour me remonter le moral et me redonner le sourire. Célibataire, je n’avais pas de petit-ami à qui confier ma peine et je ne pouvais pas compter sur mes parents pour le faire. Je n’avais jamais été proche de ma mère qui ressentait de la jalousie vis-à-vis de sa belle-mère qu’elle accusait de s’être approprié son unique enfant. Avec mon père, il y avait toujours eu un problème de dialogue entre nous. Il est vrai qu’il ne m’avait jamais mis la moindre fessée, contrairement à ma mère et ses légendaires « calottes » qui laissaient des traces rouges sur mes cuisses, ni même grondé pour quoique ce soit. Dans un sens, j’aurais préféré que parfois il joue d’autorité afin qu’il me montre que j’existais pour lui. Plusieurs sujets étaient tabous au sein de notre famille : l’argent, la politique et surtout, l’identité de son propre père. Papa portait le nom de jeune fille de ma grand-mère. Elle ne s’était jamais mariée et l’avait élevée seule. Je ne doutais pas un instant de l’amour que me portait mon père mais je pense qu’il ne savait pas comment me le montrer car, lui-même, n’avait jamais eu l’amour d’un père.  Ni même l’amour d’une mère car Mémé ne lui avait jamais témoigné, à ma connaissance, de geste d’affection. Je savais que Papa l’avait questionnée une seule fois au sujet de son père, « à quoi ça t’avancerait de savoir qui c’est ? », lui avait-t-elle répondu sur un ton agressif. Depuis, il n’avait jamais osé lui redemander. A sa place, j’aurais insisté : tout enfant a le droit de savoir d’où il vient, même si cela doit faire resurgir des souvenirs douloureux. J’avais le sentiment que mon père n’était issu que d’une histoire douloureuse, ce qui expliquerait pourquoi Mémé l’avait toujours rejeté. J’avais imaginé tous les scénarios possibles : liaison avec un homme marié, amant qui l’avait abandonné, j’avais même pensé au viol mais j’avais chassé cette supposition de ma tête car d’après moi, Mémé n’aurait pas gardé Papa si cela avait été le cas. Mais étant donné qu’elle semblait si peu attachée à lui, c’était peut-être ça, la vérité ? Depuis que Mémé nous avait quittés, en emportant son secret dans la tombe, je m’étais résignée à ne jamais connaître une partie de mes origines. Mon père aussi, mais ça, je pense qu’il s’était résigné depuis longtemps à ne pas connaître l’histoire de sa naissance.
Je terminai la préparation de mon bouquet en l’attachant d’un joli ruban blanc. J’avais décidé d’en préparer un second que je déposerai au monument aux morts qui se trouvait près du cimetière. C’était aujourd’hui le 8 Mai, jour férié en souvenir de la victoire des alliés en 1945. Depuis que j’étais maîtresse d’école, je conviais mes élèves à y participer. La seconde guerre mondiale faisait partie du programme mais aussi pour le devoir de mémoire qui était important. Peu d’enfants venaient chaque année mais je pensais aussi que les parents ne faisaient rien pour les encourager, cette période de l’histoire semblait lointaine pour certaines personnes. Mes parents m’y emmenaient tous les ans, ainsi qu’au 11 Novembre, et je déposais un bouquet de fleurs. Mémé nous accompagnait également mais il y a plusieurs années, elle ne venait plus à cause de ses douleurs son dos. Désormais, j’irai lui rendre aussi hommage au cimetière quand j’irai rendre hommage à nos citoyens morts pour la France.
Une fois mes bouquets terminés, j’enfilai une petite veste noire et partis à pied en direction du cimetière. J’habitais au cœur du village et m’y rendre à pied me prenait une bonne demi-heure mais de nature sportive, j’aimais marcher. D’autant plus que le soleil brillait fort en cette fin de matinée et me réchauffait le cœur. En passant devant la boulangerie, je me demandai si elle serait encore ouverte après la cérémonie. J’avais du pain à prendre et l’hommage commençait à 11h, j’avais bien  peur, qu’entre le discours du maire, la dépose des bouquets et le passage au cimetière, que la boulangerie soit fermée car il serait sûrement plus de midi quand je repasserai devant ! Je n’allais pas m’encombrer d’une baguette, et de toutes façons j’aurais eu l’air fine avec elle sous le bras ! Ce n’était pas bien grave, je décongèlerai du pain!
Arrivée au monument aux morts, je constatai qu’il y avait foule contrairement aux années précédentes. J’aperçus quelques-uns de mes élèves et me faufilait dans la foule pour rejoindre Zoé, l’une de mes collègues institutrices.

-Dis-donc, il y en a du monde cette année ! Lui dis-je. C’est le fait que ce soit le 60ème anniversaire ou quoi ?
-Sûrement, me répondit Zoé. Mais il y a aussi un car entier de correspondants allemands qui est arrivé de Ruffeim, la ville avec laquelle le village a un partenariat de jumelage. Ils sont au moins 40 personnes !
-Ah oui, le maire m’avait même demandé si je pouvais accueillir un couple, mais déjà ma maison n’est pas grande et j’ai pris espagnol en deuxième langue ! Plaisantais-je.

Nous échangeâmes encore quelques mots avec Zoé et des « chut » se firent entendre parmi la foule, le maire allait faire son discours. Il remercia tout le monde d’être présent pour cette commémoration qui était d’autant plus exceptionnelle car c’était le soixantième anniversaire. Il annonça que pour cet événement, des correspondants de Ruffeim avaient fait le déplacement et appela le maire de la ville allemande, Monsieur Walther Muller. L’octogénaire se fraya un passage dans la foule, s’aidant d’une canne. Malgré son âge, il semblait encore en bonne forme. Il effectua un bref discours dans un bon français sur l’amitié franco-allemande et remercia les familles du village qui accueillaient ses compatriotes. Tout le monde applaudit, puis notre maire nous invita à déposer nos bouquets au pied du monument. Une fois mes marguerites laissées avec les autres fleurs, je retournai dans la foule et croisai le regard de Mr Muller. Je lui souris mais en retour, il ne me sourit pas. Il devint blême, je crus même qu’il allait faire un malaise. Il se passa un mouchoir sur le front, et baissa son regard. Je me sentis gênée, et je fis sorte de ne plus le regarder afin de ne pas croiser son regard.
Pour terminer la cérémonie, nous chantâmes la Marseillaise et nous fûmes conviés à la salle des fêtes pour prendre le pot de l’amitié mais je pris la direction du cimetière pour aller rendre visite à Mémé. En quittant l’assistance, je vis Mr Muller s’avancer vers moi, d’un pas hâtif, comme s’il redoutait que je me sauve. Mais j’avais bien envie de prendre la fuite suite à son précédent trouble, je ne savais pas quoi lui dire et je me demandais ce qu’il me voulait.

-Excusez-moi Mademoiselle, me dit-il en arrivant près de moi, j’ai été très ému tout à l’heure en vous voyant car vous me faites penser à quelqu’un que j’ai bien connu.
Ses grands yeux bleus se troublèrent. Il était au bord des larmes. J’étais incapable de dire un mot car réconforter les personnes, d’autant plus un inconnu, ce n’était pas mon fort. Il vit le bouquet de marguerites que je tenais dans mes mains.
-Elle aimait aussi beaucoup les marguerites, c’étaient ses fleurs préférées…

Je restais figée sur place. Ce vieux monsieur avait sûrement connu ma grand-mère. Il avait dit que je lui faisais penser à quelqu’un et Mémé me disait que je lui ressemblais au même âge. Et les fleurs. Il savait que les marguerites étaient ses fleurs préférées. Je voulus lui poser plus de questions mais je n’ai pas pu. Pourquoi ? Je ne savais pas. Peut-être que j’avais peur de faire resurgir de vieux souvenirs qui auraient pu troubler encore plus cet homme et, dans le pire des cas, lui provoquer une attaque ! Là, c’était vraiment exagéré, mais toutes les raisons étaient bonnes pour ne pas le questionner.
Notre rencontre fut brève et Mr Muller partit, sans dire un mot de plus. Je ne savais pas s’il s’attendait à ce que je le questionne, mais en tous les cas, moi, je regrettais de ne pas l’avoir fait. Il partit rejoindre son groupe et je pris le chemin du cimetière, un peu remuée. Je passai dire bonjour à mes arrière-grands-parents, Aimé et Irène, que j’avais très peu connus. Ils étaient morts tous les deux quand j’étais toute petite. Je me souvenais que j’appelais mon arrière-grand-mère « Mémère Dodo » car elle était souvent couchée. J’avais de vagues souvenirs de Pépère où je l’accompagnais au potager. Je passai aussi près de la tombe des frères de Mémé, Michel et Henri, tous deux morts pendant la Guerre. Me voilà arrivée devant celle de Mémé, enterrée seule, selon son souhait. Seules deux bruyères datant de la Toussaint étaient sur la pierre, une de mes parents, et la mienne. Nous étions les seuls à fleurir sa tombe,  nous étions l’unique famille qui lui restait. Je déposai le bouquet de marguerites et fixai les inscriptions écrites : Léone Dupuis, 27 août 1922-18 Décembre 2004. « Mais quels secrets as-tu emporté avec toi ?», pensai-je au fond de moi. « Pourquoi as-tu eu si peu d’amour pour Papa, est-ce que son père t’as fait du mal ? ». Et je repensai à Mr Muller et à son drôle de comportement.  Est-ce qu’il avait eu une histoire avec ma grand-mère pendant la Guerre ? Non, ce n’était pas possible car il ne fallait pas parler des allemands à Mémé, elle avait très mal vécu la Guerre, ses frères avaient été emprisonnés et morts en Allemagne.  De plus, mon père était né en Juin 1945, et l’occupation allemande dans notre village était déjà terminée en Septembre 1944, date présumée de sa conception.
J’essayai de chasser toutes ces questions de mon esprit, j’en avais très mal à la tête. Avant de rentrer chez moi, j’arrosai les deux bruyères et dis au revoir à Mémé. En passant devant la boulangerie, je vis qu’elle était fermée : tant pis pour la baguette, de toutes façons je n’avais pas très faim. Cette rencontre avec Mr Walther Muller m’avait coupé l’appétit et ce n’était que le début…






Le 8 Mai était suivi du week-end, trois jours de repos d’affilée qui avaient été les bienvenus. J’en avais profité pour m’occuper de mon petit jardinet, rendre visite à mes parents, plus par obligation que par plaisir. Je ne leur dis pas un mot de Mr Muller, même si je mourrai d’envie d’en parler à quelqu’un. De nature assez solitaire, je n’avais qu’une seule amie à qui j’aurais pu me confier mais quoi lui dire ? « Oui, salut Fiona, j’ai fait une drôle de rencontre ce week-end, un vieux monsieur allemand, je me suis demandée s’il pouvait être mon grand-père, mais non ce n’est pas possible, y a rien qui colle, mais alors pourquoi je me torture l’esprit, j’en dors mal la nuit, je n’arrête pas d’y penser, qu’est-ce que je dois faire ? » Ce que je devrais faire, non ce que J’AURAIS DU FAIRE : poser des questions à Mr Muller mais l’idiote que je suis ne l’avait pas fait.
Le dimanche en fin d’après-midi, je pris une décision : il fallait que je revoie Mr Muller avant qu’il reparte pour l’Allemagne. Je savais que les correspondants passaient le week-end prolongé chez nous mais j’ignorais dans quelle famille était hébergé Mr Muller et quand son départ était prévu. Mais j’étais bête ! En tant que maire de Ruffeim, il était certainement logé chez le maire du village, Mr Benoît ! Sa maison ne se trouvait qu’à 500 mètres de chez moi. J’enfourchai mon vélo et pédalai à toute vitesse, en espérant que ce ne soit pas trop tard. Mais en voyant le maire et sa femme revenir à pied de la mairie, mes espoirs s’effondrèrent.
-Mais où cours-tu comme ça Julie ? me demanda Mr Benoit.
Je descendis de mon vélo et un peu affolée, je lui demandai :
-Est-ce que le car des habitants de Ruffeim est parti ? Je dois absolument parler à Mr Muller !
-Nous venons de les laisser à l’instant, ils sont en train de charger les bagages, ils ne vont pas tarder à partir. Mais pourquoi tant d’intérêt pour Walther ?

Il y eut un grand blanc, je ne sus pas quoi répondre. Alors je trouvai un prétexte à peu près plausible :
-Je voulais lui demander si lors de sa prochaine venue, il pourrait parler à ma classe de la seconde guerre mondiale, afin que les élèves aient un témoignage d’une personne qui l’a vécu du côté allemand.
-Très bonne idée, approuva Mr Benoit, alors dépêche-toi, sinon je te donnerai son numéro de téléphone.

Son numéro de téléphone. Oui, j’aurais pu l’appeler mais non, je voulais des réponses à mes questions de vive voix.
Je me remis en selle et donnai de grands coups de pédale pour arriver à la mairie qui n’était qu’à quelques mètres. Je fus soulagée de constater que le car n’était pas encore parti. Une dizaine de personnes étaient en train de monter à l’intérieur mais Mr Muller n’en faisait pas partie, il devait déjà être installé. Je montai avec les autres personnes dans me car et cherchai Mr Muller des yeux. Tout le monde me regardait bizarrement, voyant bien que je ne faisais pas partie des leurs. Il était assis dans les derniers rangs, se leva quand il me vit, comme s’il m’attendait.

-« Mr Muller, dis-je essoufflée par ma course folle, j’ai tant de questions à vous poser.
Je sentis tous les regards tournés vers nous, j’étais mal à l’aise.
-Vous avez sûrement connu ma grand-mère Léone.
Mr Muller blêmit de nouveau, comme la dernière fois, mais ce fut pire.
-Ce n’est pas possible, tu ne peux pas être sa petite-fille, murmura-t-il.
Le chauffeur cria en allemand quelque chose mais je ne compris pas.
-Nous devons y aller, le chauffeur attend, traduisit Mr Muller. »
Je commençai à pleurer. Je ne voulais pas sortir de ce car, tant que je n’aurai pas réponse à mes questions. D’autant plus que je venais d’apprendre que Mémé ne pouvait pas être ma grand-mère. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

« -Mais pourquoi vous dites ça ? »

Mr Muller semblait encore plus mal à l’aise que moi en voyant ses compatriotes qui le regardaient. Il fouilla dans sa sacoche et en sortit une carte de visite qu’il me tendit :

-« Appelle-moi dès demain si tu le souhaites, nous pourrons discuter. »

Il me serra fort la main quand il me tendit la carte. Sa main était froide mais bizarrement, je ressentis une grande chaleur, et je n’avais pas envie de le lâcher. Comme si je savais que désormais, il faisait partie de ma vie.

Walther Muller, Ruffeim, numéro de téléphone : 55 789 334 908. Je tournai et retournai la carte de visite entre mes doigts. Il était 17H15, je venais de rentrer de l’école et j’avais des tas de copies à corriger. Chose que j’aurais déjà dû faire le dimanche soir mais j’avais été incapable de le faire, je n’arrêtais pas de me repasser la scène dans le car et surtout, la phrase de Mr Muller me hantait : « Ce n’est pas possible, tu ne peux pas être sa petite-fille ». Qu’est-ce que cela signifiait ? Que Léone Dupuis était censée être morte ? Mais alors quelle était la véritable identité de ma grand-mère ? Est-ce qu’elle avait été recherchée par les allemands et du coup, elle avait pris l’identité d’une morte ? Mais non, Mr Muller trouvait que je ressemblais à Mémé, donc mes suppositions ne tenaient pas debout.
Il m’avait dit de l’appeler, mais je n’osais pas. Mais je brûlais d’envie de savoir. Alors après avoir tout de même corrigé mes vingt-cinq copies, je me décidai à l’appeler. Et puis non, je décidai de repousser mon appel après le dîner. En fait, je crois que tous les prétextes étaient bons pour repousser, et encore repousser… Après ma vaisselle et le journal télévisé, je me décidai enfin. Je regardai l’heure : 20h40. Je me dis qu’il était peut-être trop tard, qu’un monsieur de cet âge était sûrement prêt à se coucher. Enfin, s’il vivait en maison de retraite où les pensionnaires étaient contraints à se coucher tôt. Mémé, qui avait toujours vécu chez elle, se couchait relativement tard. Elle mettait la télé et faisait des mots-croisés en même temps, cela pouvait durer jusque tard dans la soirée. Mais quand on était maire, on ne vivait pas en maison de retraite donc Mr Muller ne serait pas encore couché. Alors plus d’excuses, et je composai son numéro de téléphone. Une, deux, trois sonneries, enfin cela décrocha. J’entendis un mot en allemand, sûrement allô en français, c’était la voix d’un vieil homme, certainement Mr Muller. Je restai paralysée, aucun son ne sortit de ma bouche.
-« C’est vous, la petite-fille de Léone ? » J’ai attendu votre appel toute la journée, me dit-il.
Comment avait-t-il deviné ? L’instinct ou tout simplement, il avait constaté que c’était un numéro français qui s’affichait sur son téléphone. Plutôt rationnelle, j’optai pour la deuxième solution. Je pris mon courage à deux mains et me lançai :
-« Désolée de vous appeler si tard, mais j’avais un tas de copies à corriger.
-Vous êtes professeur ?
-Non, institutrice.
-Oh, comme Léone… »
Et plus un  mot. Je sentis Mr Muller troublé à travers le téléphone. Je repris notre échange :
-« Mr Muller, il faudrait que l’on se rencontre pour discuter de ma grand-mère car j’ai l’impression que vous avez beaucoup de choses à me dire à son sujet et moi également. Je pense qu’il vaudrait mieux en parler de vive voix que par téléphone, qu’en pensez-vous ? »
Je l’entendis soupirer. Et j’ai eu envie de raccrocher, pleurer et aller me réfugier au fond de mon lit.
-« Je n’ai pas trop envie de remuer le passé, Mademoiselle, je suis un vieux monsieur. Je suis déjà bouleversé depuis que vous m’avez appris que vous étiez la petite-fille de Léone, car cela signifie qu’elle a survécu. »
Survécu ? Tout de suite, je pensai aux Juifs, à la rafle du Vel d’Hiv, aux camps de concentration… Mémé était-elle juive ?
-« Julie, je m’appelle Julie. Mémé est décédée l’année dernière. J’aimerai vraiment savoir dans quelles circonstances vous l’avez connue et pourquoi vous pensiez qu’elle était décédée. »

J’avais tout dit d’une traite, sûre de moi. Je pensai avoir été convaincante car Mr Muller accepta et me proposa de venir dès que pouvais. J’acceptai et lui dit que je le tiendrai au courant de mon heure d’arrivée à la gare ou l’avion, selon ce que je trouverai. Je raccrochai et pris conscience que je ne pourrai me rendre en Allemagne que le week-end prochain, je ne pouvais pas prendre deux jours en semaine, je ne pouvais pas m’absenter de ma classe sans réel motif. Bien que pour moi, c’était un motif familial mais je me doutais bien que l’inspection académique ne le prendrait pas comme tel. D’autant plus qu’avec tous ces jours fériés de Mai, il aurait été mal vu que je prenne deux jours.
Je ne perdis pas de temps pour réserver mon billet aller/retour en avion. Quand je découvris le prix, je me dis que je pouvais oublier la belle paire de baskets que j’avais vue en vitrine la dernière fois. Mais peu importe, cette escapade en Allemagne était plus importante. Je rappelai le lendemain Mr Muller pour l’informer de mon arrivée le samedi suivant. Il me proposa gentiment de venir me chercher à l’aéroport et de m’héberger pour la nuit. Je faillis refuser sur ce dernier point mais mon compte en banque me rappela que ce ne serait pas une mauvaise idée de ne pas payer de chambre d’hôtel.
La semaine fut longue car j’étais pressée de faire ce voyage pour rencontrer véritablement Mr Muller. Je dormis peu dans la nuit du vendredi au samedi, excitée mais quand même un peu angoissée de ce que j’allais découvrir. Je pris le train vers 8h dans la ville voisine et après le transfert à l’aéroport avec le bus de l’aéroport, je n’échappai pas à l’heure d’attente pour les formalités administratives et l’enregistrement des bagages. Pendant le vol, je parcourus un magazine, sans trop le lire, mes pensées étaient ailleurs. Heureusement, le vol ne dura que deux heures et je me réjouissais à l’idée de bientôt avoir réponse à mes questions. Après la sortie de l’avion, je récupérai ma petite valise, attendis mon chauffeur devant l’aéroport, devant la porte B, comme nous l’avions convenu. Un quart d’heure après, une berline noire s’arrêta à ma hauteur. La vitre côté passager se baissa et je reconnus Mr Muller.

-« Bonjour Julie, déposez votre bagage dans le coffre et montez ! »

Je m’exécutai et le rejoignis dans la voiture. Nous étions gênés, nous ne savions pas si nous devions nous serrer la main ou nous embrasser. Enfin de compte, nous ne fîmes ni l’un ni l’autre et roulâmes dans un silence pesant jusqu’à sa maison. Seulement une demi-heure de trajet mais qui me sembla bien longue. En coupant le contact une fois arrivés, Mr Muller s’excusa :
-« Désolé pour ne pas vous avoir dit un seul mot durant le trajet, mais j’ai tellement de choses à vous demander, que je ne sais pas par quoi commencer ! »
Je fus rassurée par ses paroles et lui sourit.
-« Je m’excuse aussi, mais je crois que ma grande timidité a pris le dessus ! »
Mr Muller me fit un grand sourire, je fus hypnotisée par son grand regard aux yeux si bleus. « Il devait être un bel homme en étant plus jeune », me dis-je au fond de moi-même.
Il m’invita à rentrer dans sa charmante maison qui me fit penser à une maison alsacienne d’extérieur, avec ses colombages. L’intérieur était très rustique, le bois prédominait, cela sentait bon la cire.
-« Avez-vous déjeuné dans l’avion ? me demanda mon hôte. Si ce n’est pas le cas, nous pouvons vous préparer un petit quelque chose.
-Je vous remercie, mais j’ai eu un plateau-repas, ne vous embêtez pas. »
Une dame dans ses âges sortit de la cuisine, je supposai que c’était sa femme. Petite, rondouillarde, elle semblait toute pimpante dans sa blouse à fleurs avec son tablier autour de la taille. Elle m’adressa un grand sourire et son mari fit les présentations.
-« Julie, je vous présente mon épouse, Gretel. Elle parle très bien français, sa mère l’était. »
Nous nous serrâmes chaleureusement la main.
-« Enchantée Julie, je n’ai pas pu me déplacer lors de la cérémonie du 8 mai dans votre village sinon nous aurions pu nous rencontrer à ce moment-là. Walther m’a expliqué comme vous étiez enthousiaste par votre projet d’organiser un voyage scolaire avec vos élèves dans notre jolie ville. C’est une bonne idée de venir ce week-end pour repérer les lieux ! »

Je fus surprise par les propos de Gretel. N’était-elle pas au courant de la vraie raison de ma venue ? Son mari lui avait-il caché une partie de son passé ? Voyant que je ne savais pas trop quoi répondre, Mr Muller changea de conversation.
-« Ma femme va vous montrer votre chambre et pendant ce temps-là, je vais nous préparer du bon café et nous allons parler de l’organisation de ce voyage scolaire.
-Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous ennuyer ! Déclara Gretel, je vais à mon club de tarot cet après-midi. »

La maîtresse de maison me montra ma chambre qui se situait à l’étage. Traditionnelle, elle me convenait parfaitement et semblait très confortable. Gretel me laissa défaire ma valise et mes affaires de toilette, une petite salle de bain était attenante à la chambre avec des wc, ce qui était très pratique. J’attendis quelques minutes avant de redescendre. Je soufflai un bon coup, pris mon courage à demain et descendis. Mr Muller se trouvait dans le salon, lisant son journal. Me voyant arriver, il enleva ses lunettes et me fis signe de m’asseoir en face de lui.
-« Etes-vous bien installée, votre chambre vous plaît ?
-Oui, oui, merci, elle très jolie et très bien décorée.
Ensuite, grand silence. Il nous versa du café et me proposa un biscuit que je refusai.
-Vous avez tort, me dit-il, les pâtisseries de Gretel sont savoureuses !
-Pourquoi avez-vous inventé cette histoire de voyage scolaire ? Lui demandai-je, il y a des choses de votre passé que vous ne voulez pas qu’elle sache ? »

Mr Muller but une gorgée de son café, reposa délicatement sa tasse à motifs fleuris et commença à s’expliquer.
-« Gretel est au courant de tout ce qui s’est passé dans ma vie avant que je ne la rencontre, je ne lui ai rien caché. Mais mon passé a eu des répercussions sur notre couple, au début de notre relation, et je ne pense pas qu’elle veuille réentendre toute cette histoire. Mais je ne sais pas par quoi commencer, ma chère enfant, je suis si bouleversé depuis que j’ai fait votre rencontre.
-Moi aussi, je le suis, je me pose un tas de questions. J’ai cru comprendre que vous aviez connu ma grand-mère mais vous pensiez qu’elle était décédée. Je voudrai comprendre ! »

Mr Muller pris mes mains dans les siennes et commença à me raconter son histoire, leur histoire… Et ses mains étaient toujours aussi froides…

« Pendant la guerre, j’étais officier de la Wehmarcht et avec mon unité, nous avons été envoyés dans le village de ta grand-mère où nous occupions le château. Notre supérieur, le colonel Grupper, ne parlait pas très bien votre langue. Léone, ta grand-mère, était l’institutrice du village et il lui a donc imposé de venir deux fois par semaine au château pour lui donner des cours. Je la croisais donc à chaque fois qu’elle venait, nous ne pouvions pas échanger un seul mot mais nos regards suffisaient pour faire comprendre l’un à l’autre notre attirance. Un jour, le colonel m’envoya à l’école chercher un dictionnaire, j’ai donc eu la chance de parler pour la première fois à Léone. Nous sommes tombés amoureux mais nous nous voyions en cachette car si nous avions été découverts, il aurait pu nous arriver malheur car nous aurions été accusés de collaboration avec l’ennemi. Mais nous fîmes la promesse de vivre notre amour au grand jour quand la guerre serait finie. Mais malheureusement, ta grand-mère est tombée enceinte. Je dis malheureusement, car ceci a bouleversé notre vie. Oh, tu sais, j’en rêvais que ta grand-mère me donne un enfant, mais c’est arrivé trop tôt, au mauvais moment. »

Il s’essuya le front avec un mouchoir, comme aux monuments aux morts. Remuer ces souvenirs, cela le bouleversait, c’était évident.
« Nous ne savions pas comment faire, elle ne pouvait pas avouer à ses parents qu’elle était enceinte, et surtout pas d’un allemand. Alors nous prîmes la décision qu’il valait mieux qu’elle parte en zone libre jusqu’à la fin de la guerre. Mais nous n’avons pas eu le temps d’élaborer notre plan. Un matin, je me suis allée la voir avant la classe,mais elle n’était pas là. J’ai pressenti qu’il se passait quelque chose. En rentrant au château, le colonel m’a convoqué dans son bureau et m’a annoncé qu’il était au courant de ma liaison avec Léone et de sa grossesse. Nous avions dû être dénoncés, mais par qui ? Je ne sais pas, nous avions été sûrement surpris. Il m’a accusé de collaboration avec l’ennemi. Quand je lui posais la question pour savoir où elle était, il m’a répondu qu’elle avait été fusillée dans la nuit. Je fermais alors les yeux et m’attendais moi aussi à être fusillé. Et puis peu importe si cela m’arrivait, je n’avais plus aucune raison de vivre. On m’avait enlevé la femme que j’aimais, mais aussi notre enfant. Mais le colonel n’ordonna pas mon exécution, mais il me transféra dans une autre unité. Il m’a dit que je souffrirai davantage en étant encore vivant, que ce serait de me rendre service de mourir, et il avait raison. Car j’étais malheureux, malheureux, si tu savais ! Et toi, jeune fille, tu m’apprends qu’elle était encore vivante ! »

Mr Muller pleurait à chaudes larmes, et moi aussi, car j’étais bouleversée par son récit. Dire qu’il avait passé soixante ans de sa vie, persuadé que l’amour de sa vie était mort. Ainsi je comprenais pourquoi le sujet était tabou entre sa femme et lui : le fantôme de l’histoire d’amour entre ma grand-mère et lui devait peser sur leur couple.
Mr Muller essuya ses larmes et déclara, avec désolation :
-Mais si elle était vivante, pourquoi Léone ne s’est jamais manifestée auprès de moi ? Elle aurait pu me retrouver, elle savait tout de moi : mon nom, d’où je venais, les prénoms de mes parents… je ne comprends pas, est-ce qu’elle me reprochait quelque chose pour ne plus vouloir me revoir !
C’est alors que nous entendîmes des sanglots venant de la cuisine, c’était Gretel qui pleurait. Nous la découvrîmes sur une chaise, en larmes.
-Mais tu es là ? lui dit son mari, très surpris. Mais ton club de tarot ?
-Je suis rentrée plus tôt mais vous n’avez pas dû entendre car la porte était grande ouverte, je ne l’ai pas refermée en partant car il fait si beau ! sanglota-t-elle. Je suis désolée Walther, désolée, mais tu comprends, je t’aimais tellement, et je ne voulais pas te perdre !
-Mais quoi donc ? demanda-t-il, très intrigué.
-Léone a essayé de te retrouver, elle t’a envoyé une lettre chez tes parents. Mais ils l’ont ouverte et me l’ont confiée en me disant qu’il ne fallait pas que je te la donne, car cela risquerait de briser nos fiançailles, et ils avaient raison car tu l’aurais certainement rejointe si tu avais su qu’elle était vivante. Je m’étais promis de détruire ce courrier mais je n’ai pas pu.
J’ai cru que Mr Muller allait faire un malaise. C’était un choc pour lui et pour moi aussi, car depuis la fin de son récit, je réalisais qu’il pourrait être mon grand-père mais quelque chose clochait : les dates ne coïncidaient pas.
-Où est cette lettre ? demanda-t-il à Gretel.
-Ah quoi cela te servirait de savoir maintenant ?
-Gretel, je t’aimerai toujours autant quel que soit le contenu de cette lettre. Mais j’ai le droit de savoir et cette jeune fille aussi, car si tu as écouté une partie de notre conversation, tu as du comprendre que Léone était sa grand-mère.
Gretel approuva d’un signe de la tête. Elle s’absenta quelques minutes et revint avec une lettre jaunie par le temps.
-Julie, pouvez-vous me lire à voix haute cette lettre, je crois que je n’en serai pas capable.
Il retourna dans le salon s’asseoir et je l’imitai. Gretel resta assise dans le cuisine, le regard perdu dans le vide.
Je dépliai le papier et lus, tremblante :

 Mon cher Walther,
Après maintes recherches, j’ai réussi à trouver l’adresse de tes parents. Je ne peux que t’envoyer ce courrier, je ne peux pas te faire la surprise de me rendre en Allemagne car je n’en ai pas les moyens. Je ne sais pas ce que l’on t’a dit à mon sujet, mais je suis bien vivante. Après le dernier jour où nous nous sommes vus, deux des soldats de ton unité et le colonel Grupper sont venus me chercher chez mes parents, en pleine nuit. Malgré les cris de ma mère, les supplications de mon  père, ils m’ont emmenée de force. Le colonel m’a dit qu’il avait appris que nous avions une liaison et que j’étais enceinte. J’ai redouté d’être fusillée ou d’être déportée. Ils m’ont emmenée dans le Lebensborn de Larmolaye dans l’Oise. J’ai appris, une fois arrivée dans cette maternité nazie, qu’à leur naissance, les enfants étaient adoptés dans une famille nazie car les parents des nouveau-nés répondaient aux critères aryens : blonds aux yeux bleus, comme toi et moi. J’ai passé les 5 mois restants de ma grossesse dans ce château réquisitionné, j’étais bien nourrie, bien traitée, mais je redoutais le moment où on m’enlèverait le bébé.  Et je n’avais aucune nouvelle de toi Walther, et si tu avais fusillé ? Mais une infirmière allemande avait qui je m’étais liée d’amitié s’était renseignée à ton sujet par l’intermédiaire de son amant, elle m’affirma que tu étais vivant et que tu avais changé d’unité. J’étais rassurée et je n’avais qu’une hâte : te retrouver après l’accouchement. Nous aurions perdu notre enfant mais nous étions jeunes, et nous en referions d’autres.
Quelques heures après la naissance, le colonel Grupper est venu me voir, il était furieux. Le bébé avait un pied bot, et les enfants aryens ne devaient avoir aucun défaut physique, sous peine d’être supprimés. J’en avais entendu parler et j’ai hurlé quand il m’annonça, froidement, que mon « raté » serait noyé. Je l’ai supplié de ne pas le tuer et il l’épargna, mais en disant que ce n’était pas un bien pour moi, car mon enfant serait considéré comme un bâtard à mon retour au village. J’ai été jetée dehors comme une mal propre avec notre bébé, je n’avais même pas de lait à lui donner, je n’avais pas de montée de lait, ni même de langes. Je ne savais pas comment faire pour rentrer chez mes parents alors j’ai marché plusieurs heures et j’ai été frappé à la porte d’un ferme. Les gens m’ont gentiment recueillie et je suis restée chez eux jusqu’à la libération. Quand je suis rentrée chez mes parents, je leur ai fait croire que j’avais réussi à me sauver des allemands le soir où ils étaient venus me chercher. J’ai raconté que je m’étais réfugiée dans une ferme où j’étais tombée amoureuse du fils qui malheureusement avait été tué par les allemands car il était résistant. Et que de cette union était né Claude, j’ai menti sur la date de naissance, mais tout le monde n’y a vu que du feu car Claude était un enfant chétif. Voilà Walther, tu sais tout. J’attends maintenant avec impatience de te revoir maintenant que la guerre est terminée. Notre fils a maintenant 1 an et j’ai hâte de te le présenter. Quand tu viendras me chercher, j’avouerai à mes parents que tu es son père, et leur réaction m’est égale, car je t’aime.
Reviens-moi vite, nous avons tant souffert…
Ta Léone


Je terminai la lecture de la lettre, et je me rendis compte que j’avais eu les larmes aux yeux depuis le début du récit.  Je regardai Mr Muller et murmurai :
-Mon père s’appelle Claude! Vous êtes mon grand-père ! J’aurais pu m’en douter mais les dates ne coïncidaient pas !
Je me jetai dans les bras de mon grand-père et pleurai. Il fit de même et me caressa le visage.
-Ma douce petite, comme je regrette de ne pas t’avoir connu plus tôt !
Gretel s’avança dans le salon, s’asseya sur un fauteuil et mal à l’aise, déclara :
-Je suis vraiment désolée Walther, si je t’avais donné cette lettre plus tôt, tu aurais pu rencontrer ton fils et ta petite-fille, toi qui n’a jamais eu d’enfant par ma faute !
Elle éclata en sanglots et son mari vint la consoler.
-Ne pleure pas Gretel, ça ne sert à rien, il ne faut pas avoir de regrets. Tu n’as pas pu me donner d’enfant car la nature est ainsi faite. Et je ne regrette pas de t’avoir épousée, je te le jure.
Il l’embrassa tendrement sur la tête et elle se réfugia dans ses bras, c’était émouvant.
-Il faut maintenant que tu rencontres Claude.
Je mis ma main devant ma bouche en me rendant compte que je l’avais tutoyé.
-Mais tu peux me tutoyer Julie, je suis ton grand-père, mais comment veux-tu m’appeler ?
J’haussai les épaules, car je ne savais pas.
-Alors appelle-moi Opa, Papy en allemand.
J’approuvai d’un signe de la tête et avec un grand sourire. Mais mon sourire s’envola et mon grand-père le remarqua.
-Pourquoi es-tu si triste d’un  coup ?
-Si tu es le père de Papa, pourquoi Mémé ne lui a jamais montré le moindre signe d’affection ? Si elle t’aimait tant, elle aurait dû le chérir. D’autant plus qu’elle ne s’est jamais mariée, cela signifie donc qu’elle n’a aimé que toi ?
-Je l’ignore mon enfant, et on le saura jamais. Mais voyant que je ne revenais pas, peut-être qu’elle s’est sentie abandonnée et s’est désintéressée de son enfant.
Oui, nous ne le saurions jamais, mais désormais, le plus important, c’était que Walther rencontre son fils.
Je rentrais le lendemain en France et par chance, mon grand-père réussit à trouver une place sur le même vol. Nous passâmes le reste de l’après-midi à parler de choses plus gaies, notamment de mon enfance. Les Muller me firent découvrir la charmante ville de Ruffeim. Je m’attachais à Walther mais aussi à Gretel, qui était une dame charmante.
Je passai encore une courte nuit, encore excitée à l’idée d’être au lendemain pour présenter à Papa, son père. Ce père dont il ignorait tout. Son existence allait être bouleversée mais il aurait la réponse à beaucoup de questions.
Avant de partir, j’embrassai fort Gretel et je lui promis que l’on se reverrait bientôt.
-Vous savez Gretel, il va falloir m’apprendre à dire Mamy en allemand.
Très touchée, elle me serra fort dans ses bras et me murmura «Oma»
Nous arrivâmes tard dans l’après-midi au village. Je n’avais pas de place pour héberger mon grand-père et je lui avouai que ce n’était pas une bonne idée de demander à mon père, une fois les retrouvailles passées, de lui demander de l’accueillir. Je jugeai que c’était trop tôt et Walther approuva. Il passa un coup de téléphone au maire du village qui accepta sans problème de l’accueillir quelques jours.
Pendant ce temps-là, j’appelai mon père pour savoir s’il était chez lui et il me confirma qu’ils ne bougeaient pas.
La maison de mes parents était à cinq minutes à pied. Mon grand-père me prit le bras et nous partîmes, heureux des retrouvailles à venir.
Arrivée devant la maison de mon enfance, j’ouvris le petit portillon et le chien vint nous faire la fête. Je vis mon père sortir de la maison et s’approcher de nous. Mon cœur battait à cent à l’heure. Plus il s’approchait, plus je sentis mon grand-père tendu. Je mis cela sur le compte de l’émotion.
Quand mon père fut devant nous, il m’embrassa et fut surpris de la présence de Walther à mes côtés. Je tournai la tête vers mon grand-père avec un grand sourire quand je le vis blêmir, et il s’effondra part terre.
-Mais qui est ce monsieur ? demanda mon père, tout en m’aidant à le relever.
Il était conscient et nous le fîmes asseoir sur une chaise du salon de jardin. Ma mère lui apporta un verre d’eau fraîche.
-Qu’est-ce qui t’arrive ? Demandai-je à mon grand-père.
Il fixa mon père et pleura.
-Julie, je ne peux pas être ton grand-père, c’est impossible !
Mon père écarquilla les yeux, il ne comprenait rien de ce qui se passait. Et moi, je ne comprenais pas ce virement de situation.
-Ton père, il lui ressemble tant…
Walther souffla un grand coup et s’expliqua :
-Un jour, ta grand-mère est sortie en pleurs du bureau du colonel Grupper après lui avoir donné un cours de français. Je lui ai demandé ce qui c’était passé, s’il lui avait fait du mal, elle m’a affirmé que non, qu’il s’était juste mis en colère car elle l’avait reprise sur sa diction. Mais je pense que cela devait être pire que ça mais qu’elle ne m’a rien dit, de peur que je me venge.
Il regarda mon père et en larmes, déclara :
-Ton papa ressemble au colonel Grupper, c’est indéniable.
Je mis ma main sur la bouche, choquée, je venais de comprendre. Le colonel Grupper avait dû violer Mémé et c’est de lui qu’elle était tombée enceinte mais elle avait était persuadée que c’était Walther le père. En grandissant, elle s’était rendue compte que son fils ressemblait au monstre qu’il l’avait violé, et elle l’avait ainsi délaissé.
Mon père s’assit lui aussi. Il venait d’apprendre en quelques minutes que son père était vivant, qu’il était allemand et que sa naissance était issue d’un viol. Cela faisait trop d’un coup et moi qui n’avais jamais vu mon père pleurer, quand je vis des larmes couler sur ma joue, je ne pus m’empêcher de prendre sa main.
-Je comprends mieux pourquoi ma mère m’a si peu aimé, avoua-t-il, difficilement. Elle s’occupait de moi, mais ne montrait aucun geste d’amour. Heureusement qu’il y avait mes grands-parents qui étaient gentils et aimants avec moi.
Nous restâmes tous les trois assis l’un près de l’autre, pendant un bon moment, sans rien dire, secoués. Ma mère resta en retrait, elle se sentit de trop.
Soudain, Walther tendit sa main vers mon père et lui dit :
-Tu n’as pas eu de père mon garçon, et moi, pas d’enfant. Il n’est pas trop tard pour créer une nouvelle famille. ce sont les liens du cœur qui comptent, pas ceux du sang.
Papa accepta la main que lui tendit Walther. Ce dernier se tourna vers moi et me tendit aussi la main et je la pris. Sa main était chaude cette fois-ci, et nous transmettait toute la chaleur de son cœur, à mon père et moi.
Je regardai le massif de marguerites qui était près de moi et j’eus une pensée émue pour ma grand-mère. « Désormais, la famille est au complet Mémé, tu peux reposer en paix »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire