L’année
dernière, la médiathèque avait proposé des séances d’atelier d’écritures
animées par Joeffrey CARRE de la compagnie l’Equivoque. A la fin de ces 5
séances de 2 heures les participants devaient écrire une petite nouvelle, avec
pour seules consignes, que l’action se situe à Berchères-surVesgre et qu’elle fasse
un maximum de 10 pages.
Sur les 7
participantes, 3 les ont terminé .
LE
BOUQUET DU SOUVENIR
Les marguerites, les fleurs
préférées de ma grand-mère…
Quand j’ai emménagé dans ma
petite maison dont je devenais propriétaire, non sans fierté, à seulement 23
ans, Mémé m’avait offert des graines de marguerites. En ce matin de Mai
ensoleillé, je lui confectionnai un bouquet avec les marguerites de mon jardin.
Mais cette année, Mémé ne m’embrassera pas quand je lui offrirai.
Elle ne les
mettra pas dans le vase qu’elle posait sur le buffet de la salle à manger à côté
de ma photo. Cette année, pour la première fois, je vais déposer le bouquet sur
sa tombe.
Mémé est décédée l’hiver
dernier à 83 ans. Beaucoup vous diront : « oh, mais elle a quand même
eu une vie assez longue, elle a bien vécu. » Oui, peut-être, mais la vie
sans Mémé n’est plus la même.
D’abord, Mémé ne voulait pas
que je l’appelle Mamie, elle me disait que c’était pour les dames aux grands
chapeaux. Sûrement pour se différencier des dames de la ville, elle qui était
si attachée à ses origines paysannes. Sa disparition a été un grand vide dans
ma vie car elle faisait partie de mon quotidien depuis ma naissance. Quand je n’allais pas encore à l’école, ma
grand-mère me gardait. Elle était déjà à la retraite et mes parents partant
travailler tôt le matin, je dormais chez elle tous les soirs. C’était très
pratique, mes parents habitaient la maison juste en face de chez elle. Ma mère
regretta vite cette proximité car vers mes 2 ans, j’ouvrais le portail pour
rejoindre Mémé le week-end. Agacée, ma mère fermait le portail à clé mais
cédait. Je pleurais, hurlais et ma grand-mère lui disait « mais laisse-la
donc venir pauvre gamine ». Je passais donc pratiquement tout mon temps
libre chez elle, au grand désespoir de ma mère.
Mémé faisait le meilleur
chocolat chaud du monde : je la revoyais prendre une grande casserole,
casser une plaque entière de chocolat pâtissier qu’elle faisait fondre avec un
peu d’eau, et délayant peu à peu avec du lait. J’étais si gourmande et si
impatiente de le boire, que je m’en brûlais la langue. Pour compléter ce
goûter, elle disposait sur la table des tartines et des madeleines. Je devais
mes kilos superflus de mon enfance à ces délicieux goûters et à son excellente
cuisine, je pensais notamment à la poule au riz avec sa crème fraîche, les œufs
à la moutarde, et ses inoubliables crêpes et beignets.
Désormais, je n’avais plus
personne à qui confier mes vêtements à recoudre, même un simple bouton, je ne
savais pas faire. Enfin, ça ne devait pas être bien difficile mais j’aimais
tellement aller la voir pour lui amener de la couture. J’avais l’impression
d’être encore une enfant qui avait besoin que l’on s’occupe d’elle. J’appréciais
discuter avec elle, l’été, sous les arbres, tandis qu’elle maniait le fil et l’aiguille,
puis terminer par une partie de bataille ou de dominos.
A 25 ans, j’avais suivi les
traces de ma grand-mère : j’étais professeur des écoles, ou institutrice,
terme utilisé il y a encore quelques années. C’est elle qui m’avait transmis le
goût de la lecture, de la géographie et de l’histoire. Petite, quand je
m’ennuyais, je lui demandais de me faire des dictées. Elle prenait alors un
livre au hasard dans la bibliothèque et me dictait un extrait. A ma
connaissance, peu d’enfants de nos jours, voire même aucun, ne demandaient ce
genre de choses à ses parents ou grands-parents !
Pour soulager mon chagrin, je m’étais
raccrochée à mon travail et j’avais pu compter sur mes élèves pour me remonter
le moral et me redonner le sourire. Célibataire, je n’avais pas de petit-ami à
qui confier ma peine et je ne pouvais pas compter sur mes parents pour le
faire. Je n’avais jamais été proche de ma mère qui ressentait de la jalousie
vis-à-vis de sa belle-mère qu’elle accusait de s’être approprié son unique
enfant. Avec mon père, il y avait toujours eu un problème de dialogue entre
nous. Il est vrai qu’il ne m’avait jamais mis la moindre fessée, contrairement
à ma mère et ses légendaires « calottes » qui laissaient des traces
rouges sur mes cuisses, ni même grondé pour quoique ce soit. Dans un sens,
j’aurais préféré que parfois il joue d’autorité afin qu’il me montre que
j’existais pour lui. Plusieurs sujets étaient tabous au sein de notre
famille : l’argent, la politique et surtout, l’identité de son propre
père. Papa portait le nom de jeune fille de ma grand-mère. Elle ne s’était
jamais mariée et l’avait élevée seule. Je ne doutais pas un instant de l’amour
que me portait mon père mais je pense qu’il ne savait pas comment me le montrer
car, lui-même, n’avait jamais eu l’amour d’un père. Ni même l’amour d’une mère car Mémé ne lui avait
jamais témoigné, à ma connaissance, de geste d’affection. Je savais que Papa
l’avait questionnée une seule fois au sujet de son père, « à quoi ça
t’avancerait de savoir qui c’est ? », lui avait-t-elle répondu sur un
ton agressif. Depuis, il n’avait jamais osé lui redemander. A sa place,
j’aurais insisté : tout enfant a le droit de savoir d’où il vient, même si
cela doit faire resurgir des souvenirs douloureux. J’avais le sentiment que mon
père n’était issu que d’une histoire douloureuse, ce qui expliquerait pourquoi
Mémé l’avait toujours rejeté. J’avais imaginé tous les scénarios
possibles : liaison avec un homme marié, amant qui l’avait abandonné, j’avais
même pensé au viol mais j’avais chassé cette supposition de ma tête car d’après
moi, Mémé n’aurait pas gardé Papa si cela avait été le cas. Mais étant donné
qu’elle semblait si peu attachée à lui, c’était peut-être ça, la vérité ?
Depuis que Mémé nous avait quittés, en emportant son secret dans la tombe, je m’étais
résignée à ne jamais connaître une partie de mes origines. Mon père aussi, mais
ça, je pense qu’il s’était résigné depuis longtemps à ne pas connaître
l’histoire de sa naissance.
Je terminai la préparation de
mon bouquet en l’attachant d’un joli ruban blanc. J’avais décidé d’en préparer
un second que je déposerai au monument aux morts qui se trouvait près du
cimetière. C’était aujourd’hui le 8 Mai, jour férié en souvenir de la victoire
des alliés en 1945. Depuis que j’étais maîtresse d’école, je conviais mes
élèves à y participer. La seconde guerre mondiale faisait partie du programme
mais aussi pour le devoir de mémoire qui était important. Peu d’enfants venaient
chaque année mais je pensais aussi que les parents ne faisaient rien pour les
encourager, cette période de l’histoire semblait lointaine pour certaines
personnes. Mes parents m’y emmenaient tous les ans, ainsi qu’au 11 Novembre, et
je déposais un bouquet de fleurs. Mémé nous accompagnait également mais il y a
plusieurs années, elle ne venait plus à cause de ses douleurs son dos. Désormais,
j’irai lui rendre aussi hommage au cimetière quand j’irai rendre hommage à nos
citoyens morts pour la France.
Une fois mes bouquets
terminés, j’enfilai une petite veste noire et partis à pied en direction du cimetière.
J’habitais au cœur du village et m’y rendre à pied me prenait une bonne
demi-heure mais de nature sportive, j’aimais marcher. D’autant plus que le
soleil brillait fort en cette fin de matinée et me réchauffait le cœur. En
passant devant la boulangerie, je me demandai si elle serait encore ouverte
après la cérémonie. J’avais du pain à prendre et l’hommage commençait à 11h,
j’avais bien peur, qu’entre le discours
du maire, la dépose des bouquets et le passage au cimetière, que la boulangerie
soit fermée car il serait sûrement plus de midi quand je repasserai
devant ! Je n’allais pas m’encombrer d’une baguette, et de toutes façons
j’aurais eu l’air fine avec elle sous le bras ! Ce n’était pas bien grave,
je décongèlerai du pain!
Arrivée au monument aux morts,
je constatai qu’il y avait foule contrairement aux années précédentes. J’aperçus
quelques-uns de mes élèves et me faufilait dans la foule pour rejoindre Zoé,
l’une de mes collègues institutrices.
-Dis-donc, il y en a du monde cette année ! Lui dis-je. C’est le
fait que ce soit le 60ème anniversaire ou quoi ?
-Sûrement, me répondit Zoé. Mais il y a aussi un car entier de
correspondants allemands qui est arrivé de Ruffeim, la ville avec laquelle le
village a un partenariat de jumelage. Ils sont au moins 40 personnes !
-Ah oui, le maire m’avait même demandé si je pouvais accueillir un
couple, mais déjà ma maison n’est pas grande et j’ai pris espagnol en deuxième
langue ! Plaisantais-je.
Nous échangeâmes encore
quelques mots avec Zoé et des « chut » se firent entendre parmi la
foule, le maire allait faire son discours. Il remercia tout le monde d’être
présent pour cette commémoration qui était d’autant plus exceptionnelle car
c’était le soixantième anniversaire. Il annonça que pour cet événement, des correspondants
de Ruffeim avaient fait le déplacement et appela le maire de la ville
allemande, Monsieur Walther Muller. L’octogénaire se fraya un passage dans la
foule, s’aidant d’une canne. Malgré son âge, il semblait encore en bonne forme.
Il effectua un bref discours dans un bon français sur l’amitié franco-allemande
et remercia les familles du village qui accueillaient ses compatriotes. Tout le
monde applaudit, puis notre maire nous invita à déposer nos bouquets au pied du
monument. Une fois mes marguerites laissées avec les autres fleurs, je
retournai dans la foule et croisai le regard de Mr Muller. Je lui souris mais
en retour, il ne me sourit pas. Il devint blême, je crus même qu’il allait
faire un malaise. Il se passa un mouchoir sur le front, et baissa son regard.
Je me sentis gênée, et je fis sorte de ne plus le regarder afin de ne pas
croiser son regard.
Pour terminer la cérémonie,
nous chantâmes la Marseillaise et nous fûmes conviés à la salle des fêtes pour
prendre le pot de l’amitié mais je pris la direction du cimetière pour aller
rendre visite à Mémé. En quittant l’assistance, je vis Mr Muller s’avancer vers
moi, d’un pas hâtif, comme s’il redoutait que je me sauve. Mais j’avais bien
envie de prendre la fuite suite à son précédent trouble, je ne savais pas quoi
lui dire et je me demandais ce qu’il me voulait.
-Excusez-moi Mademoiselle, me dit-il en arrivant près de moi, j’ai été
très ému tout à l’heure en vous voyant car vous me faites penser à quelqu’un
que j’ai bien connu.
Ses grands yeux bleus se troublèrent. Il était au bord des larmes.
J’étais incapable de dire un mot car réconforter les personnes, d’autant plus
un inconnu, ce n’était pas mon fort. Il vit le bouquet de marguerites que je
tenais dans mes mains.
-Elle aimait aussi beaucoup les marguerites, c’étaient ses fleurs
préférées…
Je restais figée sur place. Ce
vieux monsieur avait sûrement connu ma grand-mère. Il avait dit que je lui
faisais penser à quelqu’un et Mémé me disait que je lui ressemblais au même
âge. Et les fleurs. Il savait que les marguerites étaient ses fleurs préférées.
Je voulus lui poser plus de questions mais je n’ai pas pu. Pourquoi ? Je
ne savais pas. Peut-être que j’avais peur de faire resurgir de vieux souvenirs
qui auraient pu troubler encore plus cet homme et, dans le pire des cas, lui
provoquer une attaque ! Là, c’était vraiment exagéré, mais toutes les
raisons étaient bonnes pour ne pas le questionner.
Notre rencontre fut brève et
Mr Muller partit, sans dire un mot de plus. Je ne savais pas s’il s’attendait à
ce que je le questionne, mais en tous les cas, moi, je regrettais de ne pas
l’avoir fait. Il partit rejoindre son groupe et je pris le chemin du cimetière,
un peu remuée. Je passai dire bonjour à mes arrière-grands-parents, Aimé et Irène,
que j’avais très peu connus. Ils étaient morts tous les deux quand j’étais
toute petite. Je me souvenais que j’appelais mon arrière-grand-mère
« Mémère Dodo » car elle était souvent couchée. J’avais de vagues
souvenirs de Pépère où je l’accompagnais au potager. Je passai aussi près de la
tombe des frères de Mémé, Michel et Henri, tous deux morts pendant la Guerre. Me
voilà arrivée devant celle de Mémé, enterrée seule, selon son souhait. Seules
deux bruyères datant de la Toussaint étaient sur la pierre, une de mes parents,
et la mienne. Nous étions les seuls à fleurir sa tombe, nous étions l’unique famille qui lui restait. Je
déposai le bouquet de marguerites et fixai les inscriptions écrites :
Léone Dupuis, 27 août 1922-18 Décembre 2004. « Mais quels secrets as-tu
emporté avec toi ?», pensai-je au fond de moi. « Pourquoi as-tu eu si
peu d’amour pour Papa, est-ce que son père t’as fait du mal ? ». Et
je repensai à Mr Muller et à son drôle de comportement. Est-ce qu’il avait eu une histoire avec ma
grand-mère pendant la Guerre ? Non, ce n’était pas possible car il ne
fallait pas parler des allemands à Mémé, elle avait très mal vécu la Guerre,
ses frères avaient été emprisonnés et morts en Allemagne. De plus, mon père était né en Juin 1945, et
l’occupation allemande dans notre village était déjà terminée en Septembre
1944, date présumée de sa conception.
J’essayai de chasser toutes
ces questions de mon esprit, j’en avais très mal à la tête. Avant de rentrer
chez moi, j’arrosai les deux bruyères et dis au revoir à Mémé. En passant
devant la boulangerie, je vis qu’elle était fermée : tant pis pour la
baguette, de toutes façons je n’avais pas très faim. Cette rencontre avec Mr
Walther Muller m’avait coupé l’appétit et ce n’était que le début…
Le 8 Mai était suivi du
week-end, trois jours de repos d’affilée qui avaient été les bienvenus. J’en
avais profité pour m’occuper de mon petit jardinet, rendre visite à mes
parents, plus par obligation que par plaisir. Je ne leur dis pas un mot de Mr
Muller, même si je mourrai d’envie d’en parler à quelqu’un. De nature assez
solitaire, je n’avais qu’une seule amie à qui j’aurais pu me confier mais quoi
lui dire ? « Oui, salut Fiona, j’ai fait une drôle de rencontre ce
week-end, un vieux monsieur allemand, je me suis demandée s’il pouvait être mon
grand-père, mais non ce n’est pas possible, y a rien qui colle, mais alors
pourquoi je me torture l’esprit, j’en dors mal la nuit, je n’arrête pas d’y
penser, qu’est-ce que je dois faire ? » Ce que je devrais faire, non
ce que J’AURAIS DU FAIRE : poser des questions à Mr Muller mais l’idiote
que je suis ne l’avait pas fait.
Le dimanche en fin
d’après-midi, je pris une décision : il fallait que je revoie Mr Muller
avant qu’il reparte pour l’Allemagne. Je savais que les correspondants
passaient le week-end prolongé chez nous mais j’ignorais dans quelle famille
était hébergé Mr Muller et quand son départ était prévu. Mais j’étais
bête ! En tant que maire de Ruffeim, il était certainement logé chez le
maire du village, Mr Benoît ! Sa maison ne se trouvait qu’à 500 mètres de
chez moi. J’enfourchai mon vélo et pédalai à toute vitesse, en espérant que ce
ne soit pas trop tard. Mais en voyant le maire et sa femme revenir à pied de la
mairie, mes espoirs s’effondrèrent.
-Mais où cours-tu comme ça Julie ? me demanda Mr Benoit.
Je descendis de mon vélo et un peu affolée, je lui demandai :
-Est-ce que le car des habitants de Ruffeim est parti ? Je dois
absolument parler à Mr Muller !
-Nous venons de les laisser à l’instant, ils sont en train de charger
les bagages, ils ne vont pas tarder à partir. Mais pourquoi tant d’intérêt pour
Walther ?
Il y eut un grand blanc, je ne
sus pas quoi répondre. Alors je trouvai un prétexte à peu près plausible :
-Je voulais lui demander si lors de sa prochaine venue, il pourrait
parler à ma classe de la seconde guerre mondiale, afin que les élèves aient un
témoignage d’une personne qui l’a vécu du côté allemand.
-Très bonne idée, approuva Mr Benoit, alors dépêche-toi, sinon je te
donnerai son numéro de téléphone.
Son numéro de téléphone. Oui,
j’aurais pu l’appeler mais non, je voulais des réponses à mes questions de vive
voix.
Je me remis en selle et donnai
de grands coups de pédale pour arriver à la mairie qui n’était qu’à quelques
mètres. Je fus soulagée de constater que le car n’était pas encore parti. Une
dizaine de personnes étaient en train de monter à l’intérieur mais Mr Muller
n’en faisait pas partie, il devait déjà être installé. Je montai avec les
autres personnes dans me car et cherchai Mr Muller des yeux. Tout le monde me
regardait bizarrement, voyant bien que je ne faisais pas partie des leurs. Il
était assis dans les derniers rangs, se leva quand il me vit, comme s’il
m’attendait.
-« Mr Muller, dis-je essoufflée par ma course folle, j’ai tant de
questions à vous poser.
Je sentis tous les regards tournés vers nous, j’étais mal à l’aise.
-Vous avez sûrement connu ma grand-mère Léone.
Mr Muller blêmit de nouveau, comme la dernière fois, mais ce fut pire.
-Ce n’est pas possible, tu ne peux pas être sa petite-fille,
murmura-t-il.
Le chauffeur cria en allemand quelque chose mais je ne compris pas.
-Nous devons y aller, le chauffeur attend, traduisit Mr Muller. »
Je commençai à pleurer. Je ne
voulais pas sortir de ce car, tant que je n’aurai pas réponse à mes questions.
D’autant plus que je venais d’apprendre que Mémé ne pouvait pas être ma
grand-mère. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
« -Mais pourquoi vous dites ça ? »
Mr Muller semblait encore plus
mal à l’aise que moi en voyant ses compatriotes qui le regardaient. Il fouilla
dans sa sacoche et en sortit une carte de visite qu’il me tendit :
-« Appelle-moi dès demain si tu le souhaites, nous pourrons
discuter. »
Il me serra fort la main quand
il me tendit la carte. Sa main était froide mais bizarrement, je ressentis une
grande chaleur, et je n’avais pas envie de le lâcher. Comme si je savais que
désormais, il faisait partie de ma vie.
Walther Muller, Ruffeim,
numéro de téléphone : 55 789 334 908. Je tournai et retournai la
carte de visite entre mes doigts. Il était 17H15, je venais de rentrer de l’école
et j’avais des tas de copies à corriger. Chose que j’aurais déjà dû faire le dimanche
soir mais j’avais été incapable de le faire, je n’arrêtais pas de me repasser
la scène dans le car et surtout, la phrase de Mr Muller me hantait :
« Ce n’est pas possible, tu ne peux pas être sa petite-fille ».
Qu’est-ce que cela signifiait ? Que Léone Dupuis était censée être
morte ? Mais alors quelle était la véritable identité de ma
grand-mère ? Est-ce qu’elle avait été recherchée par les allemands et du
coup, elle avait pris l’identité d’une morte ? Mais non, Mr Muller
trouvait que je ressemblais à Mémé, donc mes suppositions ne tenaient pas
debout.
Il m’avait dit de l’appeler,
mais je n’osais pas. Mais je brûlais d’envie de savoir. Alors après avoir tout
de même corrigé mes vingt-cinq copies, je me décidai à l’appeler. Et puis non,
je décidai de repousser mon appel après le dîner. En fait, je crois que
tous les prétextes étaient bons pour repousser, et encore repousser… Après ma
vaisselle et le journal télévisé, je me décidai enfin. Je regardai
l’heure : 20h40. Je me dis qu’il était peut-être trop tard, qu’un monsieur
de cet âge était sûrement prêt à se coucher. Enfin, s’il vivait en maison de
retraite où les pensionnaires étaient contraints à se coucher tôt. Mémé, qui
avait toujours vécu chez elle, se couchait relativement tard. Elle mettait la
télé et faisait des mots-croisés en même temps, cela pouvait durer jusque tard
dans la soirée. Mais quand on était maire, on ne vivait pas en maison de
retraite donc Mr Muller ne serait pas encore couché. Alors plus d’excuses, et
je composai son numéro de téléphone. Une, deux, trois sonneries, enfin cela
décrocha. J’entendis un mot en allemand, sûrement allô en français, c’était la
voix d’un vieil homme, certainement Mr Muller. Je restai paralysée, aucun son
ne sortit de ma bouche.
-« C’est vous, la petite-fille de Léone ? » J’ai
attendu votre appel toute la journée, me dit-il.
Comment avait-t-il
deviné ? L’instinct ou tout simplement, il avait constaté que c’était un
numéro français qui s’affichait sur son téléphone. Plutôt rationnelle, j’optai
pour la deuxième solution. Je pris mon courage à deux mains et me lançai :
-« Désolée de vous appeler si tard, mais j’avais un tas de copies
à corriger.
-Vous êtes professeur ?
-Non, institutrice.
-Oh, comme Léone… »
Et plus un mot. Je sentis Mr Muller troublé à travers le
téléphone. Je repris notre échange :
-« Mr Muller, il faudrait que l’on se rencontre pour discuter de
ma grand-mère car j’ai l’impression que vous avez beaucoup de choses à me dire
à son sujet et moi également. Je pense qu’il vaudrait mieux en parler de vive
voix que par téléphone, qu’en pensez-vous ? »
Je l’entendis soupirer. Et
j’ai eu envie de raccrocher, pleurer et aller me réfugier au fond de mon lit.
-« Je n’ai pas trop envie de remuer le passé, Mademoiselle, je
suis un vieux monsieur. Je suis déjà bouleversé depuis que vous m’avez appris
que vous étiez la petite-fille de Léone, car cela signifie qu’elle a survécu. »
Survécu ? Tout de suite,
je pensai aux Juifs, à la rafle du Vel d’Hiv, aux camps de concentration… Mémé
était-elle juive ?
-« Julie, je m’appelle Julie. Mémé est décédée l’année dernière.
J’aimerai vraiment savoir dans quelles circonstances vous l’avez connue et
pourquoi vous pensiez qu’elle était décédée. »
J’avais tout dit d’une traite,
sûre de moi. Je pensai avoir été convaincante car Mr Muller accepta et me proposa
de venir dès que pouvais. J’acceptai et lui dit que je le tiendrai au courant
de mon heure d’arrivée à la gare ou l’avion, selon ce que je trouverai. Je
raccrochai et pris conscience que je ne pourrai me rendre en Allemagne que le
week-end prochain, je ne pouvais pas prendre deux jours en semaine, je ne
pouvais pas m’absenter de ma classe sans réel motif. Bien que pour moi, c’était
un motif familial mais je me doutais bien que l’inspection académique ne le
prendrait pas comme tel. D’autant plus qu’avec tous ces jours fériés de Mai, il
aurait été mal vu que je prenne deux jours.
Je ne perdis pas de temps pour
réserver mon billet aller/retour en avion. Quand je découvris le prix, je me
dis que je pouvais oublier la belle paire de baskets que j’avais vue en vitrine
la dernière fois. Mais peu importe, cette escapade en Allemagne était plus
importante. Je rappelai le lendemain Mr Muller pour l’informer de mon arrivée
le samedi suivant. Il me proposa gentiment de venir me chercher à l’aéroport et
de m’héberger pour la nuit. Je faillis refuser sur ce dernier point mais mon
compte en banque me rappela que ce ne serait pas une mauvaise idée de ne pas
payer de chambre d’hôtel.
La semaine fut longue car
j’étais pressée de faire ce voyage pour rencontrer véritablement Mr Muller. Je
dormis peu dans la nuit du vendredi au samedi, excitée mais quand même un peu
angoissée de ce que j’allais découvrir. Je pris le train vers 8h dans la ville
voisine et après le transfert à l’aéroport avec le bus de l’aéroport, je
n’échappai pas à l’heure d’attente pour les formalités administratives et
l’enregistrement des bagages. Pendant le vol, je parcourus un magazine, sans
trop le lire, mes pensées étaient ailleurs. Heureusement, le vol ne dura que deux
heures et je me réjouissais à l’idée de bientôt avoir réponse à mes questions.
Après la sortie de l’avion, je récupérai ma petite valise, attendis mon
chauffeur devant l’aéroport, devant la porte B, comme nous l’avions convenu. Un
quart d’heure après, une berline noire s’arrêta à ma hauteur. La vitre côté
passager se baissa et je reconnus Mr Muller.
-« Bonjour Julie, déposez votre bagage dans le coffre et
montez ! »
Je m’exécutai et le rejoignis
dans la voiture. Nous étions gênés, nous ne savions pas si nous devions nous
serrer la main ou nous embrasser. Enfin de compte, nous ne fîmes ni l’un ni
l’autre et roulâmes dans un silence pesant jusqu’à sa maison. Seulement une
demi-heure de trajet mais qui me sembla bien longue. En coupant le contact une
fois arrivés, Mr Muller s’excusa :
-« Désolé pour ne pas vous avoir dit un seul mot durant le
trajet, mais j’ai tellement de choses à vous demander, que je ne sais pas par
quoi commencer ! »
Je fus rassurée par ses
paroles et lui sourit.
-« Je m’excuse aussi, mais je crois que ma grande timidité a pris
le dessus ! »
Mr Muller me fit un grand
sourire, je fus hypnotisée par son grand regard aux yeux si bleus. « Il
devait être un bel homme en étant plus jeune », me dis-je au fond de
moi-même.
Il m’invita à rentrer dans sa
charmante maison qui me fit penser à une maison alsacienne d’extérieur, avec
ses colombages. L’intérieur était très rustique, le bois prédominait, cela
sentait bon la cire.
-« Avez-vous déjeuné dans l’avion ? me demanda mon hôte. Si
ce n’est pas le cas, nous pouvons vous préparer un petit quelque chose.
-Je vous remercie, mais j’ai eu un plateau-repas, ne vous embêtez pas. »
Une dame dans ses âges sortit
de la cuisine, je supposai que c’était sa femme. Petite, rondouillarde, elle
semblait toute pimpante dans sa blouse à fleurs avec son tablier autour de la
taille. Elle m’adressa un grand sourire et son mari fit les présentations.
-« Julie, je vous présente mon épouse, Gretel. Elle parle très
bien français, sa mère l’était. »
Nous nous serrâmes
chaleureusement la main.
-« Enchantée Julie, je n’ai pas pu me déplacer lors de la
cérémonie du 8 mai dans votre village sinon nous aurions pu nous rencontrer à
ce moment-là. Walther m’a expliqué comme vous étiez enthousiaste par votre
projet d’organiser un voyage scolaire avec vos élèves dans notre jolie ville.
C’est une bonne idée de venir ce week-end pour repérer les lieux ! »
Je fus surprise par les propos
de Gretel. N’était-elle pas au courant de la vraie raison de ma venue ?
Son mari lui avait-il caché une partie de son passé ? Voyant que je ne
savais pas trop quoi répondre, Mr Muller changea de conversation.
-« Ma femme va vous montrer votre chambre et pendant ce temps-là,
je vais nous préparer du bon café et nous allons parler de l’organisation de ce
voyage scolaire.
-Ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous ennuyer ! Déclara
Gretel, je vais à mon club de tarot cet après-midi. »
La maîtresse de maison me
montra ma chambre qui se situait à l’étage. Traditionnelle, elle me convenait
parfaitement et semblait très confortable. Gretel me laissa défaire ma valise
et mes affaires de toilette, une petite salle de bain était attenante à la
chambre avec des wc, ce qui était très pratique. J’attendis quelques minutes
avant de redescendre. Je soufflai un bon coup, pris mon courage à demain et
descendis. Mr Muller se trouvait dans le salon, lisant son journal. Me voyant
arriver, il enleva ses lunettes et me fis signe de m’asseoir en face de lui.
-« Etes-vous bien installée, votre chambre vous plaît ?
-Oui, oui, merci, elle très jolie et très bien décorée.
Ensuite, grand silence. Il nous versa du café et me proposa un biscuit
que je refusai.
-Vous avez tort, me dit-il, les pâtisseries de Gretel sont
savoureuses !
-Pourquoi avez-vous inventé cette histoire de voyage scolaire ? Lui
demandai-je, il y a des choses de votre passé que vous ne voulez pas qu’elle
sache ? »
Mr Muller but une gorgée de
son café, reposa délicatement sa tasse à motifs fleuris et commença à
s’expliquer.
-« Gretel est au courant de tout ce qui s’est passé dans ma vie
avant que je ne la rencontre, je ne lui ai rien caché. Mais mon passé a eu des
répercussions sur notre couple, au début de notre relation, et je ne pense pas
qu’elle veuille réentendre toute cette histoire. Mais je ne sais pas par quoi
commencer, ma chère enfant, je suis si bouleversé depuis que j’ai fait votre
rencontre.
-Moi aussi, je le suis, je me pose un tas de questions. J’ai cru
comprendre que vous aviez connu ma grand-mère mais vous pensiez qu’elle était
décédée. Je voudrai comprendre ! »
Mr Muller pris mes mains dans
les siennes et commença à me raconter son histoire, leur histoire… Et ses mains
étaient toujours aussi froides…
« Pendant la guerre, j’étais officier de la Wehmarcht et avec mon
unité, nous avons été envoyés dans le village de ta grand-mère où nous
occupions le château. Notre supérieur, le colonel Grupper, ne parlait pas très
bien votre langue. Léone, ta grand-mère, était l’institutrice du village et il
lui a donc imposé de venir deux fois par semaine au château pour lui donner des
cours. Je la croisais donc à chaque fois qu’elle venait, nous ne pouvions pas
échanger un seul mot mais nos regards suffisaient pour faire comprendre l’un à
l’autre notre attirance. Un jour, le colonel m’envoya à l’école chercher un
dictionnaire, j’ai donc eu la chance de parler pour la première fois à Léone.
Nous sommes tombés amoureux mais nous nous voyions en cachette car si nous
avions été découverts, il aurait pu nous arriver malheur car nous aurions été
accusés de collaboration avec l’ennemi. Mais nous fîmes la promesse de vivre notre
amour au grand jour quand la guerre serait finie. Mais malheureusement, ta
grand-mère est tombée enceinte. Je dis malheureusement, car ceci a bouleversé
notre vie. Oh, tu sais, j’en rêvais que ta grand-mère me donne un enfant, mais
c’est arrivé trop tôt, au mauvais moment. »
Il s’essuya le front avec un
mouchoir, comme aux monuments aux morts. Remuer ces souvenirs, cela le
bouleversait, c’était évident.
« Nous ne savions pas comment faire, elle ne pouvait pas avouer à
ses parents qu’elle était enceinte, et surtout pas d’un allemand. Alors nous
prîmes la décision qu’il valait mieux qu’elle parte en zone libre jusqu’à la
fin de la guerre. Mais nous n’avons pas eu le temps d’élaborer notre plan. Un
matin, je me suis allée la voir avant la classe,mais elle n’était pas là. J’ai
pressenti qu’il se passait quelque chose. En rentrant au château, le colonel
m’a convoqué dans son bureau et m’a annoncé qu’il était au courant de ma
liaison avec Léone et de sa grossesse. Nous avions dû être dénoncés, mais par
qui ? Je ne sais pas, nous avions été sûrement surpris. Il m’a accusé de
collaboration avec l’ennemi. Quand je lui posais la question pour savoir où
elle était, il m’a répondu qu’elle avait été fusillée dans la nuit. Je fermais
alors les yeux et m’attendais moi aussi à être fusillé. Et puis peu importe si
cela m’arrivait, je n’avais plus aucune raison de vivre. On m’avait enlevé la
femme que j’aimais, mais aussi notre enfant. Mais le colonel n’ordonna pas mon
exécution, mais il me transféra dans une autre unité. Il m’a dit que je
souffrirai davantage en étant encore vivant, que ce serait de me rendre service
de mourir, et il avait raison. Car j’étais malheureux, malheureux, si tu
savais ! Et toi, jeune fille, tu m’apprends qu’elle était encore
vivante ! »
Mr Muller pleurait à chaudes
larmes, et moi aussi, car j’étais bouleversée par son récit. Dire qu’il avait
passé soixante ans de sa vie, persuadé que l’amour de sa vie était mort. Ainsi je
comprenais pourquoi le sujet était tabou entre sa femme et lui : le
fantôme de l’histoire d’amour entre ma grand-mère et lui devait peser sur leur
couple.
Mr Muller essuya ses larmes et
déclara, avec désolation :
-Mais si elle était vivante, pourquoi Léone ne s’est jamais manifestée
auprès de moi ? Elle aurait pu me retrouver, elle savait tout de
moi : mon nom, d’où je venais, les prénoms de mes parents… je ne comprends
pas, est-ce qu’elle me reprochait quelque chose pour ne plus vouloir me
revoir !
C’est alors que nous
entendîmes des sanglots venant de la cuisine, c’était Gretel qui pleurait. Nous
la découvrîmes sur une chaise, en larmes.
-Mais tu es là ? lui dit son mari, très surpris. Mais ton club de
tarot ?
-Je suis rentrée plus tôt mais vous n’avez pas dû entendre car la
porte était grande ouverte, je ne l’ai pas refermée en partant car il fait si
beau ! sanglota-t-elle. Je suis désolée Walther, désolée, mais tu
comprends, je t’aimais tellement, et je ne voulais pas te perdre !
-Mais quoi donc ? demanda-t-il, très intrigué.
-Léone a essayé de te retrouver, elle t’a envoyé une lettre chez tes
parents. Mais ils l’ont ouverte et me l’ont confiée en me disant qu’il ne
fallait pas que je te la donne, car cela risquerait de briser nos fiançailles,
et ils avaient raison car tu l’aurais certainement rejointe si tu avais su
qu’elle était vivante. Je m’étais promis de détruire ce courrier mais je n’ai
pas pu.
J’ai cru que Mr Muller allait faire un malaise. C’était un choc pour
lui et pour moi aussi, car depuis la fin de son récit, je réalisais qu’il
pourrait être mon grand-père mais quelque chose clochait : les dates ne coïncidaient
pas.
-Où est cette lettre ? demanda-t-il à Gretel.
-Ah quoi cela te servirait de savoir maintenant ?
-Gretel, je t’aimerai toujours autant quel que soit le contenu de
cette lettre. Mais j’ai le droit de savoir et cette jeune fille aussi, car si
tu as écouté une partie de notre conversation, tu as du comprendre que Léone
était sa grand-mère.
Gretel approuva d’un signe de
la tête. Elle s’absenta quelques minutes et revint avec une lettre jaunie par
le temps.
-Julie, pouvez-vous me lire à voix haute cette lettre, je crois que je
n’en serai pas capable.
Il retourna dans le salon
s’asseoir et je l’imitai. Gretel resta assise dans le cuisine, le regard perdu
dans le vide.
Je dépliai le papier et lus,
tremblante :
Mon cher Walther,
Après maintes recherches, j’ai réussi à trouver
l’adresse de tes parents. Je ne peux que t’envoyer ce courrier, je ne peux pas
te faire la surprise de me rendre en Allemagne car je n’en ai pas les moyens.
Je ne sais pas ce que l’on t’a dit à mon sujet, mais je suis bien vivante. Après
le dernier jour où nous nous sommes vus, deux des soldats de ton unité et le
colonel Grupper sont venus me chercher chez mes parents, en pleine nuit. Malgré
les cris de ma mère, les supplications de mon
père, ils m’ont emmenée de force. Le colonel m’a dit qu’il avait appris
que nous avions une liaison et que j’étais enceinte. J’ai redouté d’être
fusillée ou d’être déportée. Ils m’ont emmenée dans le Lebensborn de Larmolaye
dans l’Oise. J’ai appris, une fois arrivée dans cette maternité nazie, qu’à
leur naissance, les enfants étaient adoptés dans une famille nazie car les
parents des nouveau-nés répondaient aux critères aryens : blonds aux yeux
bleus, comme toi et moi. J’ai passé les 5 mois restants de ma grossesse dans ce
château réquisitionné, j’étais bien nourrie, bien traitée, mais je redoutais le
moment où on m’enlèverait le bébé. Et je
n’avais aucune nouvelle de toi Walther, et si tu avais fusillé ? Mais une
infirmière allemande avait qui je m’étais liée d’amitié s’était renseignée à
ton sujet par l’intermédiaire de son amant, elle m’affirma que tu étais vivant
et que tu avais changé d’unité. J’étais rassurée et je n’avais qu’une
hâte : te retrouver après l’accouchement. Nous aurions perdu notre enfant
mais nous étions jeunes, et nous en referions d’autres.
Quelques heures après la naissance, le colonel
Grupper est venu me voir, il était furieux. Le bébé avait un pied bot, et les
enfants aryens ne devaient avoir aucun défaut physique, sous peine d’être
supprimés. J’en avais entendu parler et j’ai hurlé quand il m’annonça,
froidement, que mon « raté » serait noyé. Je l’ai supplié de ne pas
le tuer et il l’épargna, mais en disant que ce n’était pas un bien pour moi,
car mon enfant serait considéré comme un bâtard à mon retour au village. J’ai
été jetée dehors comme une mal propre avec notre bébé, je n’avais même pas de
lait à lui donner, je n’avais pas de montée de lait, ni même de langes. Je ne
savais pas comment faire pour rentrer chez mes parents alors j’ai marché
plusieurs heures et j’ai été frappé à la porte d’un ferme. Les gens m’ont
gentiment recueillie et je suis restée chez eux jusqu’à la libération. Quand je
suis rentrée chez mes parents, je leur ai fait croire que j’avais réussi à me
sauver des allemands le soir où ils étaient venus me chercher. J’ai raconté que
je m’étais réfugiée dans une ferme où j’étais tombée amoureuse du fils qui
malheureusement avait été tué par les allemands car il était résistant. Et que
de cette union était né Claude, j’ai menti sur la date de naissance, mais tout
le monde n’y a vu que du feu car Claude était un enfant chétif. Voilà Walther,
tu sais tout. J’attends maintenant avec impatience de te revoir maintenant que
la guerre est terminée. Notre fils a maintenant 1 an et j’ai hâte de te le
présenter. Quand tu viendras me chercher, j’avouerai à mes parents que tu es
son père, et leur réaction m’est égale, car je t’aime.
Reviens-moi vite, nous avons tant souffert…
Ta Léone
Je terminai la lecture de la
lettre, et je me rendis compte que j’avais eu les larmes aux yeux depuis le
début du récit. Je regardai Mr Muller et
murmurai :
-Mon père s’appelle Claude! Vous êtes mon grand-père ! J’aurais
pu m’en douter mais les dates ne coïncidaient pas !
Je me jetai dans les bras de
mon grand-père et pleurai. Il fit de même et me caressa le visage.
-Ma douce petite, comme je regrette de ne pas t’avoir connu plus
tôt !
Gretel s’avança dans le salon,
s’asseya sur un fauteuil et mal à l’aise, déclara :
-Je suis vraiment désolée Walther, si je t’avais donné cette lettre
plus tôt, tu aurais pu rencontrer ton fils et ta petite-fille, toi qui n’a
jamais eu d’enfant par ma faute !
Elle éclata en sanglots et son
mari vint la consoler.
-Ne pleure pas Gretel, ça ne sert à rien, il ne faut pas avoir de
regrets. Tu n’as pas pu me donner d’enfant car la nature est ainsi faite. Et je
ne regrette pas de t’avoir épousée, je te le jure.
Il l’embrassa tendrement sur
la tête et elle se réfugia dans ses bras, c’était émouvant.
-Il faut maintenant que tu rencontres Claude.
Je mis ma main devant ma
bouche en me rendant compte que je l’avais tutoyé.
-Mais tu peux me tutoyer Julie, je suis ton grand-père, mais comment
veux-tu m’appeler ?
J’haussai les épaules, car je
ne savais pas.
-Alors appelle-moi Opa, Papy en allemand.
J’approuvai d’un signe de la
tête et avec un grand sourire. Mais mon sourire s’envola et mon grand-père
le remarqua.
-Pourquoi es-tu si triste d’un
coup ?
-Si tu es le père de Papa, pourquoi Mémé ne lui a jamais montré le
moindre signe d’affection ? Si elle t’aimait tant, elle aurait dû le
chérir. D’autant plus qu’elle ne s’est jamais mariée, cela signifie donc
qu’elle n’a aimé que toi ?
-Je l’ignore mon enfant, et on le saura jamais. Mais voyant que je ne
revenais pas, peut-être qu’elle s’est sentie abandonnée et s’est désintéressée
de son enfant.
Oui, nous ne le saurions
jamais, mais désormais, le plus important, c’était que Walther rencontre son
fils.
Je rentrais le lendemain en
France et par chance, mon grand-père réussit à trouver une place sur le même
vol. Nous passâmes le reste de l’après-midi à parler de choses plus gaies,
notamment de mon enfance. Les Muller me firent découvrir la charmante ville de
Ruffeim. Je m’attachais à Walther mais aussi à Gretel, qui était une dame
charmante.
Je passai encore une courte
nuit, encore excitée à l’idée d’être au lendemain pour présenter à Papa, son
père. Ce père dont il ignorait tout. Son existence allait être bouleversée mais
il aurait la réponse à beaucoup de questions.
Avant de partir, j’embrassai
fort Gretel et je lui promis que l’on se reverrait bientôt.
-Vous savez Gretel, il va falloir m’apprendre à dire Mamy en allemand.
Très touchée, elle me serra
fort dans ses bras et me murmura «Oma»
Nous arrivâmes tard dans
l’après-midi au village. Je n’avais pas de place pour héberger mon grand-père
et je lui avouai que ce n’était pas une bonne idée de demander à mon père, une
fois les retrouvailles passées, de lui demander de l’accueillir. Je jugeai que
c’était trop tôt et Walther approuva. Il passa un coup de téléphone au maire du
village qui accepta sans problème de l’accueillir quelques jours.
Pendant ce temps-là, j’appelai
mon père pour savoir s’il était chez lui et il me confirma qu’ils ne bougeaient
pas.
La maison de mes parents était
à cinq minutes à pied. Mon grand-père me prit le bras et nous partîmes, heureux
des retrouvailles à venir.
Arrivée devant la maison de
mon enfance, j’ouvris le petit portillon et le chien vint nous faire la fête.
Je vis mon père sortir de la maison et s’approcher de nous. Mon cœur battait à
cent à l’heure. Plus il s’approchait, plus je sentis mon grand-père tendu. Je mis
cela sur le compte de l’émotion.
Quand mon père fut devant
nous, il m’embrassa et fut surpris de la présence de Walther à mes côtés. Je
tournai la tête vers mon grand-père avec un grand sourire quand je le vis
blêmir, et il s’effondra part terre.
-Mais qui est ce monsieur ? demanda mon père, tout en m’aidant à
le relever.
Il était conscient et nous le
fîmes asseoir sur une chaise du salon de jardin. Ma mère lui apporta un verre
d’eau fraîche.
-Qu’est-ce qui t’arrive ? Demandai-je à mon grand-père.
Il fixa mon père et pleura.
-Julie, je ne peux pas être ton grand-père, c’est impossible !
Mon père écarquilla les yeux,
il ne comprenait rien de ce qui se passait. Et moi, je ne comprenais pas ce
virement de situation.
-Ton père, il lui ressemble tant…
Walther souffla un grand coup
et s’expliqua :
-Un jour, ta grand-mère est sortie en pleurs du bureau du colonel
Grupper après lui avoir donné un cours de français. Je lui ai demandé ce qui
c’était passé, s’il lui avait fait du mal, elle m’a affirmé que non, qu’il s’était
juste mis en colère car elle l’avait reprise sur sa diction. Mais je pense que
cela devait être pire que ça mais qu’elle ne m’a rien dit, de peur que je me
venge.
Il regarda mon père et en larmes, déclara :
-Ton papa ressemble au colonel Grupper, c’est indéniable.
Je mis ma main sur la bouche,
choquée, je venais de comprendre. Le colonel Grupper avait dû violer Mémé et
c’est de lui qu’elle était tombée enceinte mais elle avait était persuadée que
c’était Walther le père. En grandissant, elle s’était rendue compte que son
fils ressemblait au monstre qu’il l’avait violé, et elle l’avait ainsi
délaissé.
Mon père s’assit lui aussi. Il
venait d’apprendre en quelques minutes que son père était vivant, qu’il était
allemand et que sa naissance était issue d’un viol. Cela faisait trop d’un coup
et moi qui n’avais jamais vu mon père pleurer, quand je vis des larmes couler
sur ma joue, je ne pus m’empêcher de prendre sa main.
-Je comprends mieux pourquoi ma mère m’a si peu aimé, avoua-t-il,
difficilement. Elle s’occupait de moi, mais ne montrait aucun geste d’amour.
Heureusement qu’il y avait mes grands-parents qui étaient gentils et aimants
avec moi.
Nous restâmes tous les trois
assis l’un près de l’autre, pendant un bon moment, sans rien dire, secoués. Ma
mère resta en retrait, elle se sentit de trop.
Soudain, Walther tendit sa
main vers mon père et lui dit :
-Tu n’as pas eu de père mon garçon, et moi, pas d’enfant. Il n’est pas
trop tard pour créer une nouvelle famille. ce sont les liens du cœur qui
comptent, pas ceux du sang.
Papa accepta la main que lui
tendit Walther. Ce dernier se tourna vers moi et me tendit aussi la main et je
la pris. Sa main était chaude cette fois-ci, et nous transmettait toute la
chaleur de son cœur, à mon père et moi.
Je regardai le massif de
marguerites qui était près de moi et j’eus une pensée émue pour ma grand-mère.
« Désormais, la famille est au complet Mémé, tu peux reposer en
paix »
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